Nicolas Pouard (Ubisoft) : “Nous explorons en conditions réelles”
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Le directeur du laboratoire d'innovations d'Ubisoft revient sur la stratégie Web3 du géant du gaming.
Quelle est l’expérience d’Ubisoft dans le Web3 ?
Nous avons commencé par nous intéresser aux infrastructures en opérant de nombreux nœuds sur des blockchains. Cela allait de solutions dites de “layer 1” comme Tezos ou Chronos, jusqu’à Aleph ou Ultra qui est spécialisée dans le gaming. Pour nous c’était une excellente manière d’explorer des partenariats. Nous avons ensuite lancé fin 2021 Quartz, notre plateforme de distribution de NFTs. C’était un grand test technique qui nous a permis de nous confronter au réel en faisant des drops gratuits de NFTs. Enfin, notre programme de start-up a été une réussite car nous avons incubé pas mal de belles entreprises à leurs débuts, comme Sorare ou Oxya Origin plus récemment. Ubisoft a également investi dans plusieurs projets Web3.
Qu’est-ce qui intéresse le plus Ubisoft ?
Nous sommes des innovateurs et nous explorons toutes les nouvelles technologies lorsqu’elles surgissent. La différence avec beaucoup d’entre elles, c’est que le Web3 implique de lancer des projets sur le marché sinon on passe à côté de l’aspect communautaire. C’est donc une exploration… en conditions réelles ! Ensuite, nous partageons les valeurs de décentralisation et d’une meilleure redistribution de la valeur générée par un jeu. C’est ce que nous avons essayé de porter lors du lancement de notre plateforme Quartz : les joueurs peuvent contribuer à apporter de la valeur et il est normal qu’ils reçoivent une portion de cette valeur générée.
Quels sont vos prochains grands projets ?
Nous allons bientôt sortir notre premier jeu utilisant la technologie Web3, baptisé “Champion Tactics”, un RPG tactique. Il a été développé sur la blockchain Oasys sur laquelle nous opérons un nœud depuis 2022.
Que vous ont apporté vos investissements dans les start-up de gaming Web3 ?
Il était important de nous rapprocher des “pure players” Web3. De comprendre la motivation des entrepreneurs, la manière dont ils abordent les sujets, etc. Mais nous n’avons pas investi au hasard, on a privilégié des projets pour lesquels nous étions confiants dans leur succès. Parmi eux je peux citer Horizon Blockchain Games et sa plateforme de développement Sequence. Ils avaient un intérêt stratégique pour nous car leur wallet est vraiment dédié au gaming. Ensuite nous aimons beaucoup l’approche de Cross The Ages. Avant même de parler de Web3, ils ont un jeu de grande qualité.
Cross The Ages fait beaucoup parler, qu’est-ce qui explique sa popularité ?
Je pense qu’ils ont été meilleurs que beaucoup d’autres car ils délivrent ce qu’ils promettent. Il n’y a pas d’annonces qui ne sont pas suivies des faits. De nombreux projets Web3 promettent beaucoup, comme Star Atlas par exemple, mais ont du mal à délivrer.
Qu’est-ce qui explique l’incapacité de certains projets ?
C’est assez logique quand on se rend compte que la crypto et le gaming fonctionnent selon des cycles très différents. Celui de la crypto est effréné du point de vue de l’évolution technologique. Il est aussi totalement erratique financièrement. De l’autre côté, le gaming observe quant à lui des cycles beaucoup plus lents. Faire un bon jeu prend du temps. Ça se teste, ça se modifie, etc. Cela demande énormément de compétences différentes. Pour reprendre l’exemple de Star Atlas, un tel jeu nécessite au moins quatre ans de développement. L'avantage de Cross The Ages, c’est qu’ils sont arrivés avec un jeu fonctionnel et n’ont pas essayé de se pré-financer en vendant des NFTs.
Cross The Ages vend également des NFTs, en quoi est-ce différent des autres ?
Ils ont effectivement vendu des NFTs, mais ce n’est pas arrivé au même stade du développement. Lorsque Cross The Ages en a proposé, le jeu était déjà là. Les recettes ont permis de l’améliorer et de l’emmener vers une version encore plus réussie, mais il y avait déjà beaucoup de concret avant. Qui a cette pratique dans le Web3 ? Pas grand monde… De nombreux projets comptent sur la communauté pour se financer sans avoir l'ébauche d’un jeu.
Où faut-il placer le curseur entre l’expérience ludique et l’innovation ?
Depuis le début nous déclarons qu’il faut d’abord des vrais jeux. Ce n’est que dans une seconde étape que le Web3 pourra apporter des fonctionnalités intéressantes. Néanmoins, il est crucial que des start-up Web3 continuent d’explorer les possibilités offertes par le gaming on-chain. C’est très pointu et ça n’intéressera pas beaucoup de monde, mais il y a des voies à creuser dans le gaming décentralisé. En ce sens, les projets d’Autonomous Worlds sont vraiment passionnants.
Qu’est-ce qui empêche d’avoir des jeux réellement décentralisés dans leur fonctionnement ?
La technologie permet désormais de développer des projets on-chain plus solides, mais nous sommes encore loin des standards des jeux traditionnels.
Quand pourra-t-on voir du Web3 dans des grandes licences ?
Pas avant cinq ans je pense. En revanche, on devrait probablement assister plus tôt à l'émergence de nouvelles belles licences issues du monde Web3. C’est tout ce que je souhaite à des jeux très ambitieux comme Shrapnel ou Star Atlas. De très bons jeux indépendants sont sortis ces dernières années, donc cela montre que c’est possible.
Quelles sont les difficultés rencontrées par les géants du gaming traditionnels ?
Il y a d’abord un problème d’accès au monde de la crypto, car avant de pouvoir acheter le NFT d’un jeu il faut avoir un wallet et que celui-ci soit chargé en cryptos. Imaginez le parcours de l’utilisateur qui doit se créer un compte sur une bourse de cryptos, acheter le montant nécessaire, avant de pouvoir vraiment jouer. Ce n’est pas du tout satisfaisant en termes d’expérience. Et quand on voit ce qui s’est passé autour de la faillite de la plateforme d’échange FTX, cela montre que ce n’est pas un monde pour les joueurs. Même si certains s’intéressent aux cryptos, on ne peut pas dire que ce soit la majorité. Et en tant qu’Ubisoft, on doit proposer un environnement très sécurisé à nos joueurs. Mais les choses bougent : je trouve que les concepts “direct to NFT” ou “NFT checkout” (qui permettent d'acquérir des NFTs avec une simple carte bancaire) comme on le voit désormais sur Sorare, sont une grande avancée.
L’abstraction de compte semble aussi être l’une des clés…
Cela évolue assez vite en ce moment et c’est une excellente chose. Avec l’abstraction de compte, les wallets peuvent être “cachés” derrière des comptes utilisateurs classiques. Ainsi, les joueurs n’ont même pas besoin de le savoir lorsqu’ils débutent une partie. On peut imaginer des modèles en “free-to-play” où l’on introduit plus tard des NFTs dans le jeu. C’est ce que propose Mythical Games avec NFL Rivals. Il y a une expérience de jeu classique et l’utilisateur est guidé progressivement. À aucun moment on vous agresse en vous disant que la blockchain est une super technologie et qu’elle va tout révolutionner. On vous signale simplement qu’il y a la possibilité de revendre ses actifs de jeu et on vous explique simplement comment faire. Ça change tout !
Est-ce que la solution pour que la blockchain se démocratise dans le gaming, ce n’est finalement pas d’en parler le moins possible ?
Je pense que plus on se désolidarisera de la crypto et du marché, plus ça sera positif pour le gaming. Un actif de jeu ne peut pas répondre à la même logique qu’un NFT de la collection Bored Ape. L’épée que j’utilise dans un jeu ne peut pas valoir 100.000 dollars un jour, un million le lendemain et 10.000 le jour suivant. Ça ne serait pas tenable pour les joueurs… Bien sûr il y aura toujours un petit lien avec la crypto car tout est bâti sur les mêmes infrastructures, mais les modèles économiques et la valeur proposée sont très différents. La crypto est là pour s’attaquer au monde de la finance, alors que dans le gaming Web3 veut seulement offrir aux joueurs de meilleures expériences de jeu.
Justement, au lancement de la plateforme Quartz une partie de votre communauté vous a reproché de vouloir financiariser le gaming. Quel regard portez-vous sur cet épisode ?
Nous avons bien entendu cette crainte, même si celle-ci n’était pas totalement fondée car nos NFTs pour Ghost Recon étaient gratuits. Toutes ces critiques étaient formulées à l’égard du gaming Web3 en général et nous avons peut-être servi de symbole car nous étions le plus gros acteur. Tout ce que nous construisons prend désormais en considération cette peur de voir des jeux qui ne s’adresseraient qu’à une élite ou adopteraient des mécanismes uniquement basés sur l’argent et pas le plaisir de jouer.
Mais il y a nécessairement une forme de financiarisation si l’on peut revendre ses actifs de jeu…
Je pense qu’il faut distinguer la financiarisation de la spéculation. Des gens comme Yat Siu d’Animoca Brands estiment que la financiarisation est arrivée bien avant avec les modèles free-to-pay et les achats in-game qui ne bénéficient qu’aux développeurs de jeux. Mais avec le Web3, on peut assurer une meilleure redistribution de la valeur et je pense que c’est positif pour les joueurs. Aujourd’hui les modèles ne sont pas encore totalement clairs, mais il y aura des solutions pour empêcher la spéculation à outrance.
Les grands acteurs comme Ubisoft ne peuvent entreprendre sans une clarification de la réglementation. Sur quelle ligne êtes-vous par rapport au régime JONUM ?
Le curseur est très mal placé et pourrait détruire le gaming Web3 français. C’est une régulation qui est construite autour des jeux d’argent pour empêcher certains acteurs d’utiliser le Web3 à cette fin. Ce n’est pas du tout taillé pour des acteurs comme Ubisoft, ni même pour des acteurs comme les “pure players” Web3. Protéger les utilisateurs est évidemment louable, mais cela nous empêche de développer des jeux comme on aimerait le faire.