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Paolo Ardoino (Tether) : “Personne en Europe ou aux États-Unis n'a véritablement besoin d'un stablecoin”

Paolo Ardoino (Tether) : “Personne en Europe ou aux États-Unis n'a véritablement besoin d'un stablecoin”

Paolo Ardoino (Tether) :  “Personne en Europe ou aux États-Unis n'a véritablement besoin d'un stablecoin”Paolo Ardoino (Tether) :  “Personne en Europe ou aux États-Unis n'a véritablement besoin d'un stablecoin”

De passage à Paris à l'occasion de la Paris Blockchain Week, l'emblématique PDG de Tether Paolo Ardoino (également CTO de la plateforme d'échange Bitfinex) a accordé une longue interview à The Big Whale. Il détaille la stratégie du groupe et explique pourquoi il ne souhaite pas se faire réguler en Europe.

The Big Whale : Le début de l'année a été marqué par l'arrivée des ETF Spot Bitcoin. Comment jugez-vous cet événement ?

Paolo Ardoino : En termes de reconnaissance de la part de la finance traditionnelle, l'arrivée des ETF Spot Bitcoin est l'événement le plus important que le secteur pouvait espérer. D'autant plus que, selon Larry Fink, le PDG de BlackRock, la demande provient en majorité des clients particuliers pour le moment.

Vous connaissez la fameuse maxime : "D'abord, ils vous ignorent, ensuite, ils se moquent de vous et vous attaquent, avant de vous accepter". Je pense que nous en sommes désormais au stade de l'acceptation.

En revanche, ce n'est pas une bonne nouvelle pour la self-custody (auto-conservation), l'un des avantages majeurs procurés par Bitcoin. D'autant plus que Coinbase capture pour le moment près de 90% du marché de la conservation des actifs logés dans ces ETF. Même si nous militons pour l’adoption du bitcoin par le plus grand nombre, nous estimons qu’il n’est pas sain de réduire l’intérêt du self-custody.

C’est quand même très positif pour l’institutionnalisation du secteur.

C'est évidemment un moyen plus facile pour les acteurs traditionnels d'acheter du bitcoin et de diversifier leur portefeuille. Au lieu d'acheter des ETF sur l'or, ils peuvent désormais acheter des bitcoins via des ETF. Cela ouvre notamment la porte aux fonds de pension qui sont parmi les plus gros détenteurs de liquidités au monde. Lorsqu'ils commenceront à le faire de manière soutenue, nous verrons une augmentation significative du prix. Je pense que cela prendra entre deux et quatre ans pour se mettre en place.

Est-ce que cela a un impact sur votre plateforme d’échange Bitfinex ? Travaillez-vous avec davantage d'entreprises ?

C'est une excellente nouvelle pour nous car nos volumes ont augmenté de manière significative. La demande acheteuse pour les ETF bitcoin ne va cesser d'augmenter, ce qui va forcer les teneurs de marché (market makers) à aller chercher de la liquidité partout à travers le monde, y compris chez Bitfinex.

Bitfinex a un rôle très important à jouer puisque nous disposons du carnet d'ordres le plus liquide du marché sur le bitcoin. Actuellement, nous assurons la conservation de près de 15 000 bitcoins (environ un milliard de dollars au cours actuel, ndlr) tandis que Binance, l'un de nos principaux concurrents, n'en détient qu’environ 2 300 (159 millions de dollars). Cela montre que les gros porteurs se tournent plutôt vers nous.

Nous travaillons également sur une plateforme de tokenisation. Notre volonté est d'être au centre d’un marché de plus de 10 000 milliards de dollars qui va émerger en lien avec la tokenisation généralisée des actifs.

De combien de clients Bitfinex dispose-t-il ?

Aujourd'hui, nous avons près de 5 millions de clients. C'est bien moins que Binance (170 millions revendiqués, ndlr), mais Bitfinex souhaite prendre une direction différente de la plupart des autres plateformes d'échange. La clientèle que nous visons s'oriente davantage vers les utilisateurs professionnels tels que les traders ou les institutionnels. Pour eux, nous voulons simplifier l'accès à la liquidité sur bitcoin. Nous ne sommes pas vraiment dimensionnés pour les particuliers.

De quelles parties du monde viennent vos clients ?

Ils sont en majorité asiatiques, originaires du Moyen-Orient et situés dans des territoires off-shore historiques comme les îles Vierges britanniques ou les Bahamas. Nous ne sommes quasiment pas présents en Europe.

Justement, la mise en application de MiCA (le règlement européen qui va encadrer la crypto) approche. Vous n'avez pas encore entamé de démarche pour réguler Bitfinex et les stablecoins émis par Tether, abandonnez-vous l’Europe ?

Effectivement, car je suis assez pessimiste concernant le développement de la crypto en Europe.

Pourquoi ?

D'abord, je tiens à préciser que nous sommes favorables à la régulation de manière générale. Nous cherchons à obtenir des licences un peu partout dans le monde.

Concernant l'Europe, je ne pense pas que MiCA puisse favoriser l'émergence d'un cadre réglementaire accueillant. Clairement, le message envoyé est que l'Europe ne veut pas de la crypto avec une régulation qui en limite largement l'accès, spécialement pour les investisseurs particuliers.

C’est compréhensible car l’Europe doit protéger l’euro, et il faut dire que les stablecoins en dollars écrasent le marché, même en Europe. C’est pour cela que l’Europe a mis en place des mesures très restrictives sur les stablecoins.

Que devrait faire l'Europe selon vous ?

Simplement établir une régulation permettant d'attirer les entreprises crypto. Au lieu de cela, l'Europe tente désespérément de lutter contre une vague d'adoption inexorable. Prenez simplement le débat autour de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Que ce soit du côté des Républicains ou des Démocrates aux États-Unis, personne ne plaide en faveur de la mise en place d'une MNBC. En Europe, c'est le contraire !

De mon point de vue, c'est quelque chose de très inquiétant concernant l'état des libertés sur le continent qui en est pourtant le berceau. De mon point de vue, l'Europe se précipite pour réguler avec le risque de brider l’innovation. L'autre exemple, c'est l'intelligence artificielle que l'Europe veut déjà commencer à réguler alors même que personne ne sait vraiment encore où tout cela ira !

Mais cette manière de faire a une logique. Sur la crypto, je me suis entretenu avec de nombreux régulateurs européens et de mon point de vue, peu comprennent vraiment la technologie sous-jacente.

Donc pour vous, parce que l'Europe ne dispose pas d'une monnaie aussi influente que le dollar, elle devrait ouvrir les bras à la "révolution crypto" ?

Elle devrait mettre en place une régulation plus compréhensive et favorable au développement de l'écosystème crypto. En ce sens, l'exemple des stablecoins est saisissant.

Chez Tether, ce qui nous dérange particulièrement par rapport à cette partie spécifique de MiCA, ce sont les contraintes très fortes qui pèsent sur la manière de pouvoir gérer ses réserves. Si vous êtes un petit émetteur de stablecoin, 30% de votre réserve doit être constituée de dépôts en cash chez une banque. Dans le cas des stablecoins de taille systémique comme le nôtre, cette exigence monte à 60% !

Ce sont des exigences particulièrement difficiles à tenir pour des stablecoins qui doivent être très flexibles pour rembourser les utilisateurs qui le réclament. En 2022, nous avons dû rembourser près de 7 milliards de dollars en moins de 48 heures. En un mois, le montant de ces remboursements atteignait les 20 milliards de dollars, soit un quart de nos réserves. Cela aurait été quasiment impossible à réaliser si rapidement si nous avions un quota de dépôts immobilisé en banque.

Déposer son cash chez un acteur bancaire expose également les stablecoins aux risques de faillites. Regardez ce qu'il s'est passé aux États-Unis avec la Silicon Valley Bank. Le seul moyen de s'en prémunir est d'acheter des titres financiers comme des bons du Trésor américain. Dans ce cas, même si la banque fait faillite, vous êtes assuré de récupérer vos actifs.

Mais les contraintes ne s’arrêtent pas là. Si un stablecoin veut entrer dans les clous de MiCA, il doit également répartir ses dépôts en cash auprès de plusieurs acteurs bancaires, au moins six dans le cas le plus favorable et une douzaine dans le cas le moins favorable. Très peu de banques acceptent ce type de business en Europe, c’est déjà très difficile d’en avoir une seule !

Pour résumer, vous ne prévoyez donc pas de vous faire réguler en Europe à moyen terme ?

Pas pour le moment.

Il y a six mois, vous avez été promu PDG de Tether, en plus d'être CTO de Bitfinex. Comment expliquez-vous cette promotion ?

Cela fait longtemps que je suis un membre très actif dans l'entreprise et, au fur et à mesure, j'ai pu promouvoir ma vision stratégique pour le groupe.

Quelle est votre vision stratégique ?

Nous voulons construire un groupe qui promeut la liberté d'expression et financière. L'idée générale est donc de proposer des solutions alternatives aux monopoles existants.

C'est ce que nous faisons avec le stablecoin USDT et Bitfinex, qui proposent un modèle alternatif aux banques et aux grands marchés traditionnels pour lever des capitaux ou effectuer des paiements. Mais nous comptons aller plus loin et nous nous intéressons à l’intelligence artificielle (IA), à travers notre investissement dans Northern Data, qui est une entreprise spécialisée dans la construction d'infrastructures d’IA.

L'idée est de fournir une solution alternative qui ne soit pas contrôlée par Google ou Microsoft. En ce sens, nous avons déjà investi près d’un milliard de dollars dans l'IA, notamment pour acquérir des puces informatiques GPU.

Le raisonnement est le même que pour nos investissements dans le minage de bitcoins. Nous souhaitons éviter que le marché du minage serve uniquement à alimenter les ETF bitcoin. C'est pour servir cette ambition globale que nous allons continuer à augmenter nos réserves excédentaires et nos investissements dans les domaines que j'ai cités pour servir notre philosophie.

Tether a annoncé des profits records en 2023 (6,2 milliards de dollars), pensez-vous aller encore plus loin en 2024 ?

Nous prévoyons encore davantage de profits en 2024. Pour la simple raison que notre succès s'explique par le fait que l'économie mondiale va droit dans le mur.

La raison pour laquelle l'USDT a affiché une augmentation de sa capitalisation de près de 20 milliards de dollars ces quatre derniers mois, c'est parce que de plus en plus de pays ont désespérément besoin de dollars, leur économie ne cessant de se dégrader. Cette situation contraint les États-Unis à imprimer toujours plus de dollars, ce qui nous bénéficie mécaniquement.

Comment expliquez-vous que l'USDC, le stablecoin de votre principal concurrent Circle, n'affiche pas la même croissance que l'USDT ?

Parce qu'ils n'ont pas compris qui avait le plus besoin d'un stablecoin. Circle destine principalement son stablecoin aux banques, alors qu’elles n’en ont pas besoin. C’est comme vendre une glace à un Esquimau.

Personne en Europe ou aux États-Unis n'a véritablement besoin d'un stablecoin, la plupart des gens qui vivent dans ces territoires ont déjà un compte en banque. Ceux qui en ont vraiment besoin se situent en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud et Centrale : toutes les régions du monde qui rencontrent des difficultés d'accès au système bancaire. De plus en plus de personnes se servent de notre stablecoin pour se protéger de l'effondrement de leur économie locale.

Votre réserve est essentiellement composée de bons du Trésor américain qui rapportent autour de 5% par an. Avez-vous anticipé l’impact d’une future baisse des taux sur votre activité ?

La baisse des taux ne sera pas un problème car, selon nous, elle n'excédera pas 1% à court terme. Même avec un rendement de 3% ou 4% par an, nous serons toujours en position très favorable. L'inflation dans le monde est encore très élevée. Je le constate moi-même : les prix sont bien plus élevés à Paris par rapport à l'année dernière.

On peut donc dire que vous tirez vos profits de la dégradation de l’économie ?

Nous sommes le vingtième acteur à détenir le plus de bons du Trésor américain dans le monde. Si ce n'était pas nous, quelqu'un d'autre le ferait. Et nous nous en servons pour construire quelque chose d'utile aux gens dans un contexte économique incertain.

De plus en plus de stablecoins proposent de partager à leurs utilisateurs le rendement généré par la réserve. Prévoyez-vous de mettre en place des mécanismes de ce type ?

Je comprends cette tendance. Elle permet à certains acteurs de se démarquer de la concurrence. Mais nous ne comptons pas en faire de même, essentiellement pour des raisons réglementaires.

Vouloir détenir un stablecoin avec l'espérance d'en tirer un quelconque rendement, cela peut grandement s'apparenter à un titre financier. Nous avons vu que la Securities and Exchange Commission (SEC) pouvait se montrer agressive par rapport à cela. Aujourd'hui, près de 300 millions de personnes utilisent l'USDT et nous ne voulons pas les mettre en danger.

Par le passé, nous avons souvent été accusés d'avoir une stratégie trop risquée quant à la gestion de l'USDT. Distribuer le rendement à nos utilisateurs ajouterait de la complexité dans la structure de notre produit et nous voulons qu'il reste le plus simple possible.

En janvier, nous avons interviewé Mark Karpelès, l'ancien patron de la plateforme d’échange Mt. Gox (disparue après un piratage en 2014) qui a comme projet de lancer une agence de notation dédiée au secteur crypto. Il a déclarer vouloir enquêter sur Tether. Qu'en pensez-vous ?

Une des raisons qui expliquent notre succès, c'est parce que nous sommes l'une des sociétés parmi les plus surveillées du marché, ce qui nous oblige à ne commettre aucune erreur ! Je souhaite bon courage à Mark pour son projet poétique (rires).

BlackRock a récemment lancé un fonds monétaire tokenisé sur Ethereum, "BUIDL", qui détient des bons du Trésor américain. Pourriez-vous utiliser ces actifs dans la réserve de Tether ?

Nous concernant, cela ne serait pas très utile. Nous avons déjà un très bon partenaire avec Cantor Fitzgerald, qui fait partie des 24 entreprises habilitées à traiter avec la Réserve Fédérale Américaine (FED). Incorporer du BUIDL fait sens pour certaines entreprises crypto, mais pas pour nous.

Où en est le projet de “Volcano Bonds” du Salvador (des obligations souveraines achetables en bitcoins) que vous accompagnez avec Bitfinex ?

Le projet avance bien. Il y a un intérêt plus important que l'année dernière. Il est aussi intéressant de constater que le Salvador lui-même ne presse pas les choses parce qu'ils n'ont pas désespérément besoin de financement actuellement. Je pense que nous verrons les premières émissions des Volcano Bonds au cours de cette année.

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